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Full text of "Fraissinet un siècle d'alliances"

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UN SIECLE D’ALLIANCES 
ET D’ASCENSION SOCIALE : 
LES FRAISSINET 


A la mémoire de Guy Fraissinet qui 
a su rassembler avec passion et 
méthode les témoignages épars de son 
passé familial. 


Vers le milieu du XVII: siècle, Jean Fraissinet, fils d'Antoine, 
négociant de Montpellier, s’installe à Marseille où son père est en relations 
avec des hommes d’affaires d’origine réformée comme lui, parfois de 
nationalité étrangère, hollandaise ou suisse. Le 4 juillet 1750, est célébré 
dans l’église des Accoules le mariage de sa jeune sœur, Marie-Constance, et 
de Jean Baux, membre lui aussi de la communauté protestante de la ville. Un: 
siècle plus tard les descendants de ces nouveaux venus, issus d’une minorité 
longtemps persécutée et marginalisée sont solidement implantés dans la 
place. Nombreux, plus d’une centaine, ils sont négociants, courtiers, experts 
en grains, banquiers, capitaines marins, industriels, agents de change, 
avocats, etc. Parmi eux on compte plusieurs membres de la Chambre et du 
Tribunal de Commerce, des conseillers municipaux, maire ou adjoints et 
même un député. Un petit-fils de Jean, Marc-Constantin Fraissinet, fonde 
en 1843 une société en commandite « Marc Fraissinet et Cie » ; devenue 10 
ans plus tard la Compagnie Marseillaise de Navigation à Vapeur Marc 
Fraissinet Père et Fils elle se situe rapidement aux tous premiers rangs de 
l’armement local. En 1847, l’un des enfants de Marc-Constantin, son futur 
associé et successeur, Adolphe, épouse une lointaine cousine, Eugénie Bazin, 
l’arrière-arrière-petite-fille de Marie-Constance Baux née Fraissinet (tableau 
3). Cette union tout en préparant l'intégration ultérieure d’un armement 
concurrent illustre un facteur essentiel de cette belle réussite humaine, sociale 
et professionnelle : l'existence d’un réseau familial solide et étendu. Celui-ci 


Provence Historique, fascicule 142, 1985 


424 


fonde son identité sur son appartenance à une minorité religieuse largement 
diffuse sur le plan international ; il puise sa force dans la pratique d’une 
endogamie organisée et érigée en valeur quasi absolue ; il maintient sa 
cohésion grâce à un style de vie qui implique et révèle un véritable culte de la 
famille !. 


* 
LE] 


Les Fraissinet sont d’abord des protestants : ils ont participé à la 
diaspora réformée et bénéficient de cette solidarité qui, par-delà les 
frontières, unit les religionnaires. Peut-être originaires des Cévennes - un 
village y porte leur nom — les Fraissinet sont dès le XVI° siècle installés à 
Mauguio où ils comptent trois générations de maitres menuisiers. Au XVII 
siècle ils s'orientent vers le négoce ; ils s'établissent alors à Montpellier et à 
Sète. Cette première implantation est durable ; même après le déplacement 
ailleurs de l'essentiel de leurs activités une branche des Fraissinet se 
maintient en Languedoc et les liens ne sont jamais rompus avec le reste de la 
famille: lorsqu'en 1837 Marc Fraissinet commence à s'intéresser à 
l'armement c’est en tant que directeur de la Société Thérond qui exploite 
deux vapeurs pour le cabotage entre Marseille, Sète et Agde. 


La révocation de l'Edit de Nantes et les persécutions qui l'ont précédée 
ou suivie obligent les Fraissinet à abandonner la RPR. Qualifiés de NC, leurs 
enfants sont baptisés dans la religion catholique et leurs mariages célébrés à 
l’église. Pourtant nul ne s’abuse sur la sincérité de ces conversions : à deux 
reprises au moins les curés leur refusent la sépulture ecclésiastique ? ; parrains 
et marraines catholiques ne sont souvent que de modestes prête-noms « à la 
place » des véritables qui s'étant expatriés peuvent continuer à pratiquer 
ailleurs le culte réformé. Car des Fraissinet de Montpellier émigrent en 
Hollande. En 1711 Adrien, oncle d'Antoine, grand-oncle de Jean et de 
Marie-Constance, s’installe à Amsterdam. En 1733, il y est rejoint par son 
neveu Marc, un frère d'Antoine. En épousant une Hollandaise, Marie- 
Constance Van Arp, ce dernier est à l’origine des Fraissinet de Hollande 
avec lesquels les Fraissinet de Marseille gardent toujours des relations de 
famille et d’affaires. 


Les véritables parrain et marraine de Marie-Constance Baux née 
Fraissinet sont précisément cet oncle d’origine montpelliéraine et cette tante 


1. L'essentiel de ce travail repose sur des archives privées patiemment collectées et 
classées par Guy Fraissinet : 

— des généalogies 

— des correspondances diverses dont celle de Suzette Fraissinet 

— le journal d'Isabelle Fraissinet 

— chronique familiale rédigée par Guy Fraissinet (dactylographiée) 

2. C'est le cas pour Antoine, le père de Jean, et pour Marguerite Thérèse, l'épouse de ce 
dernier : pour obtenir le permis d’inhumer, son mari doit présenter une requête au lieutenant 
général de police et produire plusieurs témoins. 


425 


hollandaise dont elle porte les prénoms. Lors de son mariage, en 1750, ce 


sont eux probablement qui lui offrent 10.000 livres que le sieur Deveer, 
négociant hollandais installé à Marseille, remet à son futur mari. Ce Pierre 
Deveer chez qui a lieu d’ailleurs la cérémonie de signature de contrat est 
certainement en rapport avec les Fraissinet de Hollande. Depuis quelques 
années il est aussi associé à Marseille avec Jean Fraissinet dans une affaire de 
négoce sous la raison sociale « Deveer Frères et Fraissinet ». Au décès de 
Pierre, en 1754, la collaboration se poursuit avec sa veuve jusqu’au dépôt de 
bilan de 1763. Le passif qui s'élève à 637.000 livres révèle une importante 
maison aux activités nationales et internationales. Son champ d'activité 
s'étend de la Méditerranée (l'Egypte, Gênes, Sète, Barcelone) à l’Atlantique 
et à la Manche (Cadix, Bordeaux, Rouen) mais surtout à la Mer du Nord 
(Dunkerque, Amsterdam, Hambourg) et jusqu’à Saint-Pétersbourg. De telles 
collaborations étayées par des alliances familiales ont dû se maintenir par la 
suite. Elles expliquent qu’au XIX“ siècle le siège du Consulat des Pays-Bas à 
Marseille soit installé 100 rue Sylvabelle dans un hôtel particulier peuplé de 
Fraissinet. 


Il en est de même à Alger. Depuis le milieu du XVIIe siècle les 
Fraissinet de Montpellier et de Marseille avaient noué des relations 
commerciales avec la Régence vers laquelle ils expédiaient quelques voiliers ; 
mais c’est à leurs liens familiaux avec les Fraissinet de Hollande que plusieurs 
des leurs doivent d’avoir occupé le poste de Consul des Pays-Bas à Alger. 
L'un des fils de Jean, Jacques, avait épousé sa cousine hollandaise, Henriette. 
Ses deux frères, Jean-Marc et Antoine, sont alors successivement désignés 
par les Etats Généraux des Provinces Unies pour les représenter auprès du 
Dey. Pour Antoine surtout c’est une véritable carrière qu’il mène pendant 
près d’un quart de siècle, de 1784 à sa mort en 1808, ce qui lui vaut d’être 
désigné dans la famille par le surnom de Consul. Sa nombreuse 
correspondance établit la variété des affaires traitées et la persistance des 
liens familiaux tant avec ses frères demeurés à Marseille qu'avec ses cousins 
de Hollande. La charge qu’il exerce n’est d’ailleurs pas de tout repos et 
comporte même certains risques : sans égard pour son âge et pour son état de 
santé il est, en 1808, mis aux fers plusieurs jours à la suite d’un différend 
avec le Dey. Cela ne décourage pourtant pas son fils aîné d'accepter lui aussi 
le Consulat, au décès de son père. 


Pendant son séjour en Barbarie Antoine avait noué des relations avec 
les consuls étrangers ce qui devait élargir encore le cercle des alliances 
Fraissinet dans le milieu protestant de l’Europe du Nord. Antoine marie sa 
sœur, Jeanne, au Consul de Danemark et de Norvège, Nicolas Suenson, natif 
de Bergen et son fils, Auguste, à la fille de l’agent consulaire suédois, 
Nordeling. Ainsi les Fraissinet de Montpellier, de Hollande, de Marseille et 
d’Alger auront-ils désormais des cousins scandinaves. 


A Marseille on regarde plutôt du côté de la Suisse. Jean-Marc, l’un des 
fils de Jean, épouse en 1781 Anne Bellard d’origine genevoise. A la 


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génération suivante quatre petits-enfants de Jean se marient avec des 
Baccuet, également genevois °’. Les Bazin dont les Fraissinet se rapprochent 
par la suite sont également des protestants français émigrés en Hollande puis 
en Suisse avant de redevenir parisiens et marseillais au début du XIX“ siècle. 
Les relations avec la Suisse sont d’ailleurs permanentes. En 1869, la famille 
d’Adolphe Fraissinet en route pour l'Ecosse fait un détour par Genève pour 
y laisser deux de ses garçons en pension. Elle y retrouve les cousins 
marseillais en villégiature, les Bazin, Roulet, Baux, Couve. Elle y est reçue 
par des familles alliées ou amies, les Van Berchem et les Delessert. 


De façon plus générale, c’est toute la colonie protestante marseillaise 
que l’on retrouve dans les généalogies : les Rabaud, les Robert, Roulet, 
Rouffio, Bruniquel, Carcenac, Bubaton, Frainet, Chevalier, Bargman, Bazin, 
Imer, Couve, etc. Pourtant cet élargissement des unions dans le cadre de la 
communauté réformée locale ou étrangère n'exclut pas la persistance d’une 
attitude apparemment antinomique : le renforcement de la tendance à 


l'endogamie familiale qui fait que chez les Fraissinet on se marie de 
préférence avec des Fraissinet. 


* 
LE] 


«Marie-toi dans ta ville, dans ton quartier et si tu peux dans ta 
maison ». Jamais sans doute le proverbe marseillais n'a été mieux mis en 
pratique. Le tableau 1 montre qu’à chaque génération un Fraissinet épouse 
une Fraissinet. Ces unions maintiennent entre les parties dispersées de la 
famille une cohésion que les relations d’affaires consolident encore. Jean, le 
premier « marseillais» prend pour femme sa cousine germaine de 
Montpellier. L'un de leur fils, Jacques, va chercher la sienne chez les parents 
hollandais, formant. ainsi la branche dite Fraissinet-Van Arp. A la 
génération suivante, le mariage de Marc-Constantin et de Suzette rapproche 
les Fraissinet de Marseille de ceux d'Alger. Plus tard deux de leurs enfants 
épousent aussi des cousins germains. Le cas de Georges, fils de Jacques, qui 
veuf de Bathilde récidive avec Zoé est particulièrement significatif. Et l’on 
pourrait sans peine poursuivre la démonstration au-delà. 


Il en va de même pour les alliances avec les Baux, descendants de 
Marie-Constance Fraissinet (tableau 2). Les unions Fraissinet-Baux sont 
fréquentes entre cousins germains, issus de germains ou plus éloignés. On 
remarque notamment le cas de Jacques Fraissinet, banquier, qui épouse 
successivement les deux sœurs Zoé puis Fanny Baux. 


Cette endogamie poussée à l'extrême est rendue possible par le 
caractère très prolifique des familles concernées. Il est difficile de connaître 


3. Un fils de Jacques, Auguste, épouse Caroline Baccuet ; un fils d'Antoine, Henri, 
Clotilde Baccuet ; quant à Jean-Marc il marie deux de ses filles avec des Baccuet, l'une Anne à 
Genève avec Isaac, l’autre Henriette à Marseille avec François. Une fille de ce dernier couple, 
Léonie Baccuet, épousera plus tard Jules Imer... que l’on retrouvera associé dans la société 
Imer, Fraissinet, Baux. 


427 


avec précision la fécondité des mariages car les généalogies dont nous 
disposons sont souvent incomplètes : les enfants morts en bas âge sont 
rarement mentionnés ; parfois c’est la descendance féminine qui fait défaut 
ou tel célibataire sans postérité. Ces réserves faites sur la fiabilité absolue des 
chiffres avancés, il n'en demeure pas moins qu'un comptage rapide met en 
évidence l'importance des familles nombreuses. C’est le cas déjà pour les 
générations languedociennes du XVII siècle qui peuvent avoir jusqu’à 
7 enfants. Peut-être une légère baisse accompagne-t-elle la période des 
difficultés religieuses à la fin du XVII: et au début du XVIII siècle sans que 
l'on tombe toutefois au-dessous d’un seuil minimum de 3. En revanche, les 
couples qui s'installent à Marseille sont extrêmement prolifiques : Jean 
Fraissinet et sa sœur Marie-Constance ont respectivement 6 et 9 enfants. 
Ceux d’entre eux qui survivent et font souche en ont de 8 à 10. Le maximum 
semble être atteint dans la première moitié du XIX“ siècle avec le ménage de 
Marc-Constantin et de Suzette Fraissinet (12 enfants) ou celui d'Henri 
Fraissinet, frère de Suzette, et de Clotilde Baccuet (10 enfants). Une certaine 
stabilité s’amorce par la suite mais les familles restent nombreuses : 5 et 7 
enfants chez les armateurs Adolphe et Louis, 11 chez leur frère Léon, 
courtier d’assurances. 


Cette forte natalité est non seulement bien acceptée mais fortement 
désirée comme si c'était là le moyen pour la minorité protestante de 
Marseille de se faire une place dans la société locale. et d’asseoir plus 
solidement son pouvoir. Les correspondances privées sont très éclairantes à 
cet égard : toutes les naissances y sont enregistrées avec fierté et chacune 
s'accompagne d’un commentaire révélateur. Le 19 décembre 1833 Suzette 
Fraissinet annonce ainsi l’arrivée d’un petit neveu : 


« La race des Fraissinet n’est pas encore éteinte. Ta grand-maman voit 
naître dans ce dernier enfant le 15° Fraissinet. Dieu nous fasse la grâce qu’il 
maintienne toujours ce nom en bonne réputation ; c’est ce que j'espère avec 
laide du Sauveur. » 


Quelques années plus tard, le 21 octobre 1839, regrettant de n'avoir 
pas été invitée à une soirée chez les cousins Rabaud elle s’en console ainsi : 


« Il faut bien s'habituer à ne pas être toujours invitée dans la famille ; 
nous devenons si nombreux qu’il est impossible à un salon de nous réunir 
tous. Je faisais le compte des individus, grands et petits, nous sommes 120, 
et si Dieu le veut ce nombre ira toujours croissant. » 


D'où la nécessité pour se reconnaître dans la tribu d’affecter chaque 
famille d’une dénomination spécifique: les Fraissinet-Fraissinet, les 
Fraissinet Henri des bateaux, les Fraissinet-Van Arp, les Fraissinet d'Alger, 
les Fraissinet-Baux, les Fraissinet Henri le capitaine, les Baccuet aîné, les 
Baccuet cadet, etc. 


On comprend dès lors que ce cercle familial si étendu renferme un tel 
réservoir de jeunes gens des deux sexes qu’il soit souvent bien inutile d’aller 
chercher plus loin la compagne de sa vie. 


428 


« Nous avons eu des noces en quantité, écrit Suzette Fraissinet le 
11 janvier 1839 ; Amélie a commencé et Lucy a fini. Il nous en faudrait une 
douzaine cette année, les demoiselles commenceraient un peu à s’éclaircir ». 


Inutile et surtout risqué car à l’intérieur du groupe familial les principes 
d'éducation sont les mêmes et les valeurs communes sont respectées ce qui 
est loin d’être assuré ailleurs. Aussi déplore-t-on facilement toute alliance 
extérieure : 

« Frédéric Rabaud s’est marié avec une demoiselle qui n’est pas de la 
famille. Nous lui en avons voulu un peu mais que faire ? Il voulait du 
sentiment et les demoiselles de la famille n’ont pas su lui en inspirer. C’est un 
malheur, un autre fera mieux. » 


Que dire alors de ceux qui échappent même à l'attraction de la 
nébuleuse protestante et qui, comble de l’abomination, jettent leurs yeux sur 
des catholiques ? Les cas sont rares encore en cette première moitié du XIX° 
siècle mais il y en a et non des moindres. Ils provoquent toujours stupeur et 
réprobation. Suzette Fraissinet une fois encore se fait l'écho du sentiment 
général : 

« Ton cousin Elisée Baux (futur Maire de Marseille en 1848) se marie 
avec M"! Arnaud. Ce mariage a étonné tout le monde ; elle est catholique, 
élevée tout différemment que les dames de la famille et habituée à un genre 
de vie que nous n’aimons pas. On croyait qu’Elisée, veuf avec une fille (il 
avait en premières noces épousé sa cousine Elise Fraissinet) n'aurait pas 
songé à faire un mariage aussi peu convenable ». 


Il en va de même pour le mariage de Marc Baccuet et d’une catholique. 
La famille assiste à la noce dans les deux lieux de culte successifs et compare 
non sans acrimonie }+s mérites respectifs du pasteur et du curé ; comme le 
discours du premier est plus mauvais que celui du second on peut juger de la 
déception ! Quelques années plus tard chez les Baccuet on récidive : Lucy 
épouse un médecin catholique. Suzette Fraissinet ne peut contenir son 
irritation : 

« A l’église catholique on nous a reçus comme des chiens. Je crois que si 
ç'avait été ma fille je l'aurais enlevée sans le mariage catholique dont nous 
n'avons que faire ! ». 


Epouser une protestante appartenant si possible à la tribu tel est donc le 
mariage idéal ; le mieux étant encore de choisir une Fraissinet : toutes les 
conditions sont alors réunies pour renforcer au maximum la cohésion du 
groupe familial. 

* 
** 

Celle-ci repose d’abord sur un extraordinaire regroupement géogra- 
phique. Le dépouillement des annuaires professionnels et des feuilles de 
recensement montre qu'en 1866, à Marseille, les grandes familles 
protestantes se localisent surtout dans le quartier du nouveau Palais de 


429 


Justice, autour du cours Bonaparte, ancien cours Bourbon et futur cours 
Pierre-Puget *. C’est le quartier bourgeois par excellence : l'on y rencontre 


aussi les grands noms du négoce catholique, les Fabre, Régis, Bergasse, 
Pastré, etc. Mais la concentration des protestants au m? y est ici 
particulièrement forte. Ils sont tous là ou presque, les Baux, Baccuet, Roulet, 
Bubaton, Couve, Imer, Schloesing, Bargman, Bruniquel, Bazin... et bien sûr 
les Fraissinet. Certaines rues sont véritablement colonisées. La rue Sylvabelle 
par exemple, au 67, les Baccuet ; au 85, les Bruniquel ; au 87, les Baux ; au 
100, 3 Fraissinet et la veuve Chevalier née Fraissinet ; au 110, toujours des 
Fraissinet ; au 116, des Rouffio, etc. Le summum est atteint sur le cours 
Bonaparte. Marc-Constantin Fraissinet s’y fait construire au n° 33 un hôtel 
particulier autour duquel une bonne partie de la famille s’agglutine 
rapidement, comme en témoigne la correspondance de son épouse. Auguste 
Baux, un cousin, loue la maison vis-à-vis de la leur. Sa femme Amélie (elle 
sera la belle-mère d’un de leurs enfants) est enchantée de ce voisinage. Henri, 
frère de Marc Constantin habite aussi en face avec toute sa famille ; tante 
Constance, leur sœur, loue un appartement au coin du cours et de la rue 
Breteuil, tout près du 33. Lucy Baccuet fait de même un peu plus loin. 
Fanny Baux, veuve de Jacques Fraissinet, s’y fait bâtir une maison près de 
celle de sa mère et les Bazin s'installent aussi sur le cours. Suzette Fraissinet 
est enthousiaste : 


« Bientôt il y aura 10 maisons de la famille sur le boulevard. Nous 
pourrons nous réunir sans beaucoup de peine. » 


10 maisons cela fait beaucoup ! Car ces immenses hôtels où plusieurs 
ménage cohabitent sont alors fort peuplés. Au 33, dans les années 1830, 
avec Marc Constantin, son épouse, leurs nombreux enfants et les parents de 
l'armateur habitent aussi une sœur et deux frères célibataires, sans compter 
les domestiques ce qui devait facilement faire une maisonnée d’une vingtaine 
de personnes. 


Le recensement de 1866 nous donne le détail des habitants du 
magnifique hôtel du 24, cours Bonaparte. Charles Bazin, négociant, et son 
épouse née Carcenac ; leur fils Auguste, agent de change, son épouse née 
Couve et leurs deux fillettes ; leur fille Eugénie, leur gendre Adolphe 
Fraissinet, armateur, et leurs $ enfants ; un autre fils, Max, son épouse née 
Fraissinet et leurs 4 enfants ; soit 4 ménages, 3 générations, 19 personnes et à 
leur service 15 domestiques : 34 personnes au total ! 


Cette concentration des familles dans un espace relativement restreint 


favorise entre elles une vie sociale intense. Chez les Fraissinet et leurs alliés 
on se reçoit beaucoup. Toutes les occasions sont bonnes : le carnaval, la 


4. Cette étude menée en collaboration étroite avec Roland CATY fait actuellement 


l'objet d'un traitement informatique qui doit déboucher sur une cartographie précise du 
phénomène. 


430 


Noël, le 1% janvier pour organiser de petites réunions sans prétention. Tous 
les grands événements de la vie familiale, naissances et mariages — et ils sont 
nombreux — donnent lieu à des rassemblements plus solennels. Les femmes 
sont évidemment les prêtresses de ce culte familial qu’elles inculquent à leurs 
enfants par la parole, par l'écrit et par l'exemple. Les jeunes en effet sont 
élevés ensemble dans les mêmes principes moraux et religieux. S'ils 
poursuivent leurs études loin de Marseille ils se retrouvent souvent dans les 
mêmes collèges. Celui de Sorèze dans le Tarn bien qu'à direction catholique a 
vu séjourner, entre 1795 et 1840, 16 Fraissinet. En 1836, il y en a 6 en 
même temps et les bons pères pour s'y retrouver en sont réduit à les 
numéroter *. Les fillettes élevées à domicile partagent souvent les mêmes 
professeurs. Le mercredi, chez leurs grand-mères, et pendant les vacances 
dans les bastides familiales elles retrouvent leurs petits cousins. Cette vie en 
commun qui n'exclut pas une éducation différenciée selon le sexe ne doit pas 
surprendre : ces enfants sont en principe voués les uns aux autres, destinés à 
partager leurs vies, leurs patrimoines et leurs entreprises. 


L'endogamie et le culte de la famille poussés à ce degré ont en effet 
pour corollaire le caractère familial des affaires Fraissinet. Comme c’est 
courant à l'époque on se passe de père en fils ou de frère à frère la compagnie 
d'armement ou la charge de courtier. Mais ici l'étendue de la famille et du 
réseau de relations permet en outre de mettre en œuvre toute une stratégie 
dans l'acquisition, la formation ou la gestion des entreprises. Le double 
mariage Bazin-Fraissinet n’a sans doute pas été étranger au rachat de 
l'armement Bazin par les Fraissinet en 1865 (tableau 3). La société de négoce 
Baux-Fraissinet associe deux cousins aux liens de parenté étroitement 
imbriqués : Alphonse Baux qui épouse une Fraissinet (Augusta, fille de 
l’armateur Marc-Constantin) descend lui-même des Fraissinet par son 
arrière-grand-mère, Marie-Constance ; Eugène Fraissinet est Baux par sa 
mère Zoé, tante d’Alphonse (tableau 2). La société Imer, Fraissinet, Baux 
fondée en 1863 a joué un rôle pionnier en s'intéressant, la première à 
Marseille, à la commercialisation des huiles de pétrole. C’est aussi une 
société familiale qui unit aux Baux et aux Fraissinet Jules Imer, devenu leur 
cousin par son mariage avec une Baccuet (note 3). 


Enfin un panorama global des affaires Fraissinet mettrait bien en 
évidence au sein de cette famille élargie un phénomène typique de 
l’évolution du négoce marseillais. Au XVIII: siècle le négociant est un homme 
polyvalent qui fait aussi de l'armement, de la banque, de l'assurance et 
parfois même commandite l’industrie $. Au XIX" siècle la même dénomina- 
tion ne recouvre plus tout à fait la même réalité. Le personnage tend à se 
spécialiser dans le commerce proprement dit et, au sein même de ce 


5. Recherches effectuées à Sorèze par R. CATY. 
6. Charles CARRIERE : Négoriants marseillais au XVIII" siècle., Marseille 1973. 


431 


commerce, dans un secteur particulier. Son champ d'activité se restreint 
donc, alors que certaines fonctions se détachent de lui au profit de 


spécialistes, armateurs, banquiers, etc. ?. Or, dans les grandes familles si la 
polyvalence disparait bien au niveau individuel elle se maintient au niveau 
collectif. 


Le cas des Fraissinet est typique. Plusieurs branches restent fidèles au 
négoce qui a permis la promotion familiale à l’origine, un négoce parfois 
spécifique comme celui du pétrole par exemple. D’autres se spécialisent dans 
des activités auparavant annexes mais qui désormais s’individualisent et 
progressent : l’armement auquel la famille doit maintenant son renom avec 
Marc-Constantin mais aussi son beau-frère, Henri, qui fonde à Marseille 
vers 1834 la première entreprise de remorquage à vapeur ; la banque avec 
Jacques, autre beau-frère de Marc Contantin ; le courtage d'assurances avec 
Alexis-Jean-Marc puis Léon, deux fils de Marc-Constantin ; et même 
l'industrie : Adolphe, fils de Marc-Constantin, développe les ateliers de 
constructions mécaniques de la Madrague tandis que son cousin Georges, fils 
de Jacques, est directeur des Mines de la Calle. Ainsi la famille peut-elle 
cumuler les avantages de la spécialisation nécessitée par l’évolution 
économique et ceux de la complémentarité qui a fait la force de l’ancien 
négoce. 


* 
LE: 


En un siècle les Fraissinet ont connu une ascension tout à fait 
remarquable : extérieurs à la place ils se sont si bien intégrés au milieu local 
qu'ils figurent dans la deuxième partie du XIX* siècle parmi les plus beaux 
représentants de la bourgeoisie marseillaise. Certes leur cas n’est pas unique : 
bien des grandes familles du XIX“ siècle, les Bergasse, les Régis, les Fabre, 
d’autres encore, sont aussi d'implantation récente. La présence du port, les 
traditions cosmopolites de la ville, le caractère spéculatif des activités de 
négoce favorisent les promotions rapides et l'absorption des corps étrangers. 


Pourtant le cas Fraissinet est original : car absorption ne signifie pas 
assimilation et la famille garde intacte son identité. C’est qu'ici le facteur 
religieux joue toujours un rôle essentiel. Dans un premier temps, celui des 
années difficiles du XVIII: siècle, le temps de l’émigration et de la suspicion, 
les Fraissinet parce que protestants n’ont jamais été seuls : leur appartenance 
à une minorité opprimée mais soudée et dynamique a été pour eux un soutien 
efficace, sur place comme à l'extérieur. Elle leur a permis en s'appuyant sur le 
négoce, une des seules activités qui ne leur soient point interdites, 
d’appareiller vers de nouveaux horizons économiques. 


Plus tard, une fois leur culte toléré puis reconnu, quand cesse la 
ségrégation dont ils ont été victimes, le souvenir de ce passé commun si 


7.R. CATY et E. RICHARD: « Contribution à l'étude du monde du négoce 
marseillais de 1815 à 1870 : l'apport des successions » in. Revue historique 1980, page 337. 


432 


douloureux et encore si proche maintient la cohésion du groupe. La mise en 
place du consistoire, la fondation d'écoles, la création d'œuvres de 
bienfaisance protestantes è la renforcent même sur le plan institutionnel face 
à des catholiques pour lesquels on affiche le mépris le plus souverain °. 


On conçoit mieux dès lors la tendance au repli sur le groupe familial, un 
groupe qui grâce à une forte natalité et au jeu des alliances s’est maintenant 
élargi aux dimensions de la communauté protestante toute entière. Fécondité 
des mariages et endogamie familiale ne sont pas des phénomènes spécifiques 
au milieu réformé mais ils sont ici amplifiés de façon considérable par le 
sentiment toujours très vif d'appartenir à une minorité. Ainsi se tisse peu à 
peu au cours d’un siècle tout un réseau de solidarités religieuses, familiales, 
sociales et professionnelles qui permet de s’ancrer plus profondément dans la 
société marseillaise. 


Vers 1850-1880 c’est chose faite. Les Fraissinet sont devenus des 
notabilités. Dès lors le système qui n’a plus d'utilité, lentement se désagrège. 
Les valeurs qui avaient longtemps maintenu l'identité du groupe s'estompent 


peu à peu. Ce que Jean Fraissinet, le dernier armateur de la famille, nous 
révèle de son éducation ® — semblable sur bien des points à celle qu'ont 
reçue la plupart des enfants de la grande bourgeoisie au début de notre siècle 
— nous transporte fort loin du milieu austère qu'évoque dans sa 
correspondance son arrière-grand-mère. L'horizon social, géographique, 
professionnel, s'élargit aussi. Déjà son grand-oncle Adolphe Fraissinet avait 
joint à ses fonctions d'armateur celle de député avant de devenir en 1879 
trésorier payeur-général de l’Hérault. Jean Fraissinet lui est armateur mais 
aussi journaliste et homme politique. Enfin et surtout, en 1921, il épouse 
Mathilde Cyprien-Fabre, fille d’un des plus grands armateurs de la place. Ce 
mariage qui précède de quelques années la prise de contrôle puis l'absorption 
de l'armement concurrent n’est pas sans rappeler un mécanisme qui avait 
déjà fonctionné un siècle plus tôt. Sur un point cependant la différence est 
fondamentale : Mathilde Cyprien-Fabre est catholique. Les Fraissinet ont 
désormais atteint une telle assise sociale et économique que même l'héritier 
de l'affaire peut se permettre une union qui aurait fait scandale un siècle 
auparavant, rompant ainsi avec le système endogame qui avait si longtemps 
maintenu l'identité du groupe et assuré la promotion de la famille. 


Eliane RICHARD 


8. P. COULAULT : Si Dieu ne btit la maison. Histoire de l'Eglise réformée de Marseille. 
Marseille, 1961. 

9. A 13 ans, Isabelle Fraissinet, petite-fille de l'armateur Marc-Constantin et de 
Suzette Fraissinet, note dans son journal : « aujourd’hui c'est le mercredi des Cendres ; les 
catholiques vont expier leurs péchés de cette année pour recommencer l'année prochaine. 
C’est une triste religion que le catholicisme et je suis bien contente de n'être pas catholique. » 

10. Jean FRAISSINET : Au combat à travers deux guerres et quelques révolutions, 1968. 


433 
Deux exemples d’endogamie familiale 


1) Les mariages FRAISSINET-FRAISSINET 


ISAAC (Montpellier) 


EL 


MARC (Amsterdam) ANTOINE (Montpellier) JEAN-ISAAC (Montpellier) 
[i 
JACQUES 


ERE, |. 


IHENRIETTE ép. JACQUES; ANTOINE JEAN-MARC (Marseille) 
i (Marseille) i (Alger) 


SUZETTE ép. MARC-CONSTANTIN HENRI 
(Marseille) (Marseille) 


ALEXIS JEAN-MARC ép. ADELE 
(Marseille) 


JEAN (Marseille) ép. MARGUERITE-THERESE 


JACQUES HENRI 
(Marseille) (Marseille) 


GEORGES ép. BATHIDE puis ZOE 
(Marseille) 


2) Les mariages FRAISSINET-BAUX 


Antoine FRAISSINET (Montpellier) 


Marc F. Marie-Constance ép. Jean BAUX Jean F. 
(Montpellier) (Marseille) (Marseille) 
1 æ j 
Suzette ép. Elisée B. A : Antoine F. Jean-Marc F. 
ules D. 


Elise F. ép. Elisée B. ! Zoé puis Fanny B. ép. Jacques F. ! Marc- Gustave F. 


ai ae res and a as aaa Oaa Pi 
: š EEE aa —— --- 
Elise B. Eugène : Alphonse B. ép. Augusta F. | fj 


Joseph F. 


a EIT AREE E A mien na A Ae 


CJ Mariages entre cousins germains 
17777773 Mariages entre cousins aux 2° et 3° degré. 


Pour ne pas surcharger les tableaux seuls sont mentionnés les membres de la descendance 
qui se sont mariés à l’intérieur du cercle familial. 


434 
3) Des alliances aux affaires : le cas BAZIN-FRAISSINET 


Antoine FRAISSINET (Montpellier) 


Rs 


Constance F. ép. BAUX (Marseille Jean F. (Marseille) 
Philippine BAUX ép. RABAUD Jean-Marc F. 
Luzy j iai ép. CARCENAC 


Luzy CARCENAC ép. Charles BAZIN (armateur) Marc-Constantin F. 


(armateur) 
Eugénie B. Max B. Adolphe F. (armateur) Zamé F. 
| en 1847, épouse | 
épouse 


En 1865 les Fraissinet rachètent l'armement BAZIN.